En ce matin de Noël, Holly se retrouve seule avec sa fille Tatiana, adoptée seize ans plus tôt en Russie. Bloqué par le blizzard, son mari ne peut les rejoindre. Tatiana a un comportement étrange : elle s’enferme dans sa chambre, met des tenues extravagantes, a des sautes d’humeur qui ne lui ressemblent pas. La journée va vite tourner au cauchemar pour Holly.
« Ce matin-là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut.»
Poète en panne d’écriture, elle se réveille avec un sentiment d’urgence. Urgence à noter cette phrase obsessionnelle qu’elle a en tête depuis son réveil et qu’elle a peur d’oublier : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux. » Cette phrase, qu’elle va se répéter à maintes reprises, fonctionne comme une parole prophétique, annonciatrice d’un funeste présage. Comme cette neige, qui tombe, anormalement drue, et vient faire écho à ce souvenir de Russie.
Lire Laura Kasischke, c’est entrer dans un univers bien particulier. En fine observatrice des relations mère/fille, la romancière décrit avec beaucoup de justesse l'adolescence, ce moment où parents et enfant deviennent des étrangers. C’est féroce et extrêmement bien vu. Son talent réside aussi dans la confusion, le trouble qu’elle sème dans l’esprit de son lecteur et de ses personnages. C’est sa marque de fabrique. En véritable conteuse, elle situe ses histoires dans ce laps de temps où la conscience n’a pas de prise sur ce qui est en train d’arriver. Holly a vu quelque chose mais son cerveau n’a pas encore assimilé cette nouvelle information. Elle s’acharne à maintenir l’illusion d’une réalité qu’elle veut pouvoir maîtriser. Et le lecteur est pris dans une machine infernale. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Esprit d’hiver est en cela un redoutable roman psychologique. Une narration maîtrisée de bout en bout et un suspens tendu à l’extrême.
En plus d’être romancière, Laura Kasischke est aussi poétesse et ça se sent. Elle fait appel aux mythes, elle distille par-ci par-là quelques références aux contes. Les spectres de Baba Yaga, Barbe Bleue, la Belle au bois dormant et Peau d’âne ne sont pas loin. Elle se fait elle-même sorcière en tissant pour ses personnages un chemin semé d’embûches. Son écriture est envoûtante, sensorielle, symbolique, organique, et avec elle, tout peut possiblement prendre vie et nous menacer. Une lecture inquiétante qui ne vous laissera pas indemne. E.B.
« Elle tint les carottes dans ses mains. Était-ce bien la botte qu’elle avait rapportée de l’épicerie ? Était-il possible qu’il y en ait eu une plus vieille, achetée une autre fois, qu’elle aurait stockée puis oubliée pendant des mois ? Holly posa les carottes sur le comptoir, retourna au réfrigérateur, tira et repoussa l’autre bac à légumes. Pas d’autres carottes.
Bon, se dit-elle, il était normal que les carottes continuent de pousser après avoir été conservées dans le noir glacial du bac à légumes pendant quelques jours. Ne disait-on pas que les cheveux et les ongles des morts continuaient de pousser dans la tombe ? Les carottes étaient, après tout, des racines. C’était dans le noir glacé qu’elles avaient grandi avant d’être arrachées du sol. Pourquoi ne confondraient-elles pas le réfrigérateur avec la terre ? Tenant toute la botte sous le robinet et laissant l’eau se déverser sur elle, il était facile de les imaginer sous terre – la manière dont elles progressaient à tâtons là-dessous, tels de longs doigts insidieux. »
NOTRE SÉLECTION
POUR EN SAVOIR +
L'émission Masterclasses de France Culture consacrée à Laura Kasischke : "La chose la plus exaltante dans l’écriture d'un roman, c’est l’obsession".